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Cinq mains coupée, Sophie Divry — Lecture de la Postface

C’est une personne des classes moyennes (auxquelles fait appel l’auteure en conclusion des lignes qui suivent) qui nous a aiguillés vers ce texte accessible à tous. Ce ne sont ni nos discours, ni nos témoignages, encore moins nos invectives qui ont abouti et réussi à la faire descendre dans la rue. Mais c’est aujourd’hui ce texte qui lui fait regretter de ne pas avoir rejoint cette « agrégation politique rare ».
Même si les mutilations ne constituent pas, à nos yeux, des « accidents » comme l’écrit Sophie Divry, il n’y a pas grand-chose à redire à cette postface criante de sincérité, que l’on ait été Gilet jaune ou pas, dans la rue ou pas. Ce qu’a vécu la France avec la révolte des Gilets jaunes n’est qu’un début, celui du renversement des ordres auto-établis, inéluctable. Et si ces événements peuvent déjà paraître lointains, n’oublions pas les emprisonnés, les procès en attente, les mutilés. Ne fermons pas les yeux et soyons encore plus nombreux la prochaine fois !

Postface

Je me souviens avoir commencé en prévision de ce que
tout ça ne serait pas cru, plus tard, puisque tout ça n’était
déjà pas vraiment cru, bien que se déroulant devant
témoins, et rapporteurs, et parfois sous nos yeux.

Nathalie Quintane, Un œil en moins

Dans ce livre, pas une phrase n’est de moi. Elles proviennent toutes d’entretiens réalisés entre septembre 2019 et février 2020 auprès des cinq manifestants mutilés de la main lors du mouvement Gilets jaunes. J’ai eu l’idée de ce livre au printemps 2019. L’idée de recueillir le témoignage des cinq hommes qui avaient eu la main arrachée par une grenade lancée par les forces de l’ordre, et de construire à partir de leurs paroles un texte unique qui formerait une sorte de chœur. L’idée de faire entendre ce qu’il se passe après une pareille « agression », comme dit l’un d’eux, ce que cela signifie de voir sa vie brisée par une telle mutilation. L’idée que ces cinq mains arrachées arbitrairement disent quelque chose de ce qui nous arrive collectivement.

 

J’ai hésité néanmoins avant de réaliser ce projet. Les Gilets jaunes, c’est avant tout une histoire d’invisibles qui deviennent visibles, d’inaudibles qui deviennent audibles. En tant qu’intellectuelle, diplômée du supérieur, habitante du centre-ville d’une métropole régionale, j’avais d’abord envie de me taire et d’écouter. En novembre 2018, nous avons vécu ce moment où les médias ont donné la parole à toute une catégorie de Français qu’on n’entendait jamais, et il y avait dans cette épiphanie soudaine de smicards et de soucis du quotidien quelque chose de précieux, de sincère, d’urgent et de digne. Quelque chose qui s’est refermé rapidement, puisque très vite la radio nationale a annoncé chaque samedi soir, sans aucunement prendre la mesure de ce qu’allait vivre la France pendant six mois, l’essoufflement du mouvement. C’était plutôt un essoufflement de l’écoute. Moi, il me semblait qu’il fallait écouter toujours, et parler avec parcimonie.

 

Certes, j’avais participé à quelques « actes » à Lyon. Mais c’est en rentrant le soir que j’apprenais que des manifestants avaient eu un œil crevé ou une main arrachée. Ces nouvelles provoquaient en moi de l’effroi,de la colère, de la tristesse, mais aussi de la stupeur. Maintenant, nous savons que lors du mouvement des Gilets jaunes le nombre de blessés est monté à des hauteurs inédites. La France a vécu non seulement un mouvement social historique, mais une répression de masse. Officiellement : 2500 blessés, 12000 arrestations. 314 personnes atteintes à la tête par un flashball, dont 24 personnes ayant perdu un œil, Mme Redouane tuée des suites d’une grenade lacrymogène tirée vers sa fenêtre, et, donc, 5 mains coupées.

 

La grenade GLI-F4 incriminée ici est de la famille des grenades offensives, ces grenades chargées d’explosifs qui ont tué entre autres Rémi Fraisse en 2014 et Vital Michalon en 1977. La GLI-F4 est chargée de 25grammes de TNT. Son explosion provoque un effet de souffle qui projette sur plusieurs dizaines de mètres des éclats métalliques et des palets en caoutchouc dur. Elle a aussi un effet assourdissant, vu que le « boum » dont parlent les amputés atteint le niveau de décibels d’un avion au décollage. Elle est classée par le Code de la sécurité intérieure « arme de guerre ». Aucun pays européen n’en use contre sa propre population, alors qu’en France les CRS s’en sont servis « jusqu’à épuisement des stocks », comme l’a ordonné le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner. De nombreuses alertes avaient pourtant été lancées par des médecins, des militants des droits de l’homme, des journalistes, des avocats, des soignants, des ONG ou des instances internationales. En vain. Les mots « violences policières » sont bannis. Le président Macron a même promu Didier Lallement, qui a laissé à Bordeaux un bilan élevé en termes de mutilations, préfet de police de Paris.

 

Aussi pourrons-nous désormais croiser, dans nos entreprises ou nos jardins publics, des borgnes ou des amputés qui nous diront : « C’est parce que je suis allé manifester pour la hausse du SMIC. » Mais le réel change plus vite que nos conceptions mentales, et cet écart nous fait souffrir. Je résistais. Il me fallait faire un effort pour considérer sérieusement ces mains coupées, ces yeux crevés, ce sang répandu sur les trottoirs tous les samedis. Car, comme le dit Nathalie Quintane dans Un œil en moins (P.O.L., 2018), si on se laissait porter, « tout n’était jamais si grave, ou du moins nous avions à disposition tout un arsenal rhétorique et pratique pour minimiser la gravité de la situation ».

 

Je rencontrais une autre résistance. En temps ordinaire, les écrivains peuvent exercer une sorte de recul artistique, de filtre allégorique, opérer une distorsion. Recueillir des paroles et des récits de vie, c’est à mes yeux le devoir du journaliste ou de l’historien. Comme artiste, je crois à la puissance de la fiction. Sauf que,une fois que m’était apparue l’idée de ce livre, me donner les moyens de l’écrire était devenu de l’ordre du devoir. Et bouleverser mes journées de travail, me mettre en position de déranger, rencontrer, convaincre des inconnus de me parler, à mon petit niveau, a été le signe que, avec les Gilets jaunes, nous n’étions plus dans le « temps ordinaire ». C’est à cela qu’on reconnaît l’Histoire, nous le savons encore mieux aujourd’hui : quand nos préoccupations quotidiennes sont suspendues, arrachées, interrompues par quelque chose de collectif, de politique, qui intimement nous agrège à lui.

 

Je rencontre d’abord Antoine. Ce jeune homme de 27 ans est le seul à faire de sa blessure une cause, avec le groupe des Mutilés pour l’exemple. Cet étudiant, animateur en école maternelle, a perdu la main à Bordeaux alors qu’il venait manifester pour le climat. Il me raconte avec facilité son histoire dans un café où le patron vient nous dire de parler moins fort. Qu’Antoine soit remercié ici, car il m’a facilité mon travail en me donnant accès à d’autres mutilés et en m’encourageant à continuer.

 

J’interviewe ensuite Frédéric. Le 1er décembre 2018, une semaine avant Antoine, sur la même place, ce fils de pêcheur, ouvrier, père de deux enfants, a touché une grenade GLI-F4 et vu sa main pulvérisée. Il a été amputé en une seule et unique opération. Quand je le vois dans sa maison de l’estuaire de la Gironde, Frédéric a reçu sa prothèse mais est toujours au chômage. Dans son jardin, il y a des poules, des chants d’oiseaux, et dans son regard de le douceur, de la tristesse, ainsi que beaucoup de colère.

 

Je rencontre Sébastien quelques semaines plus tard à Paris. Ce jeune tourneur-fraiseur, devenu plombier avant son accident, vit à Argenteuil. Il me rejoint en RER au premier étage du Quick Saint-Lazare.Sébastien a eu la main arrachée devant l’Assemblée nationale. Ses loisirs avant l’accident, c’était le foot, la moto et les jeux vidéo. A la différence des autres, il a pu conserver l’articulation du poignet. Il est très frustré de ne plus pouvoir faire du foot à cause de la cicatrisation, il attend sa prothèse avec impatience, ainsi qu’une reconversion qui le sortira de son désœuvrement. On parle à bâtons rompus jusqu’à ce que le claquement des poubelles du fast-food rende l’enregistrement difficile.

 

Je me rends au Mans, quelques semaines plus tard, pour voir Gabriel et sa mère. Gabriel est le premier des mutilés de la main, dès l’acte II, et le plus jeune : ce compagnon chaudronnier avait 21 ans le jour de l’accident. Il m’a fallu du temps et de la patience pour les convaincre, lui et sa mère, de me faire confiance. La grenade est tombée sur Gabriel boulevard Roosevelt, à Paris, et a blessé également son frère, son cousin,sa mère et sa sœur. Gabriel a subi depuis 19 opérations chirurgicales et en attendait encore une dizaine quand j’ai fait sa connaissance. La chirurgie lui laissera sans doute à terme une main en meilleur état, avec un poignet, un pouce reconstitué avec un orteil, mais quand je le rencontre Gabriel ne va pas bien, notamment parce qu’il n’a ni métier, ni revenu, ni logement autonome. Alors que je terminais ce texte, j’ai su que le sort s’acharnait encore contre lui : le remboursement de la prothèse ainsi que l’allocation adulte handicapé lui ont été refusés par l’État. A la suite de notre entrevue, la mère de Gabriel a pris à cœur qu’Ayhan, mutilé à Tours, et qui n’avait jamais répondu à mes sollicitations, se joigne à l’ouvrage. Elle estimait que, sans lui, mon projet aurait été « amputé » de quelque chose. Je la remercie infiniment ici de son aide. Sans Ayhan en effet, l’histoire n’aurait pas été complète.

 

J’ai rendez-vous avec cet ex-délégué syndical à Saint-Pierre-des-Corps. Ayhan arrive avec sa prothèse. Il est le seul des cinq mutilés à avoir repris le travail un an après les faits. Mais il a toujours des douleurs, constamment. Père de trois grands enfants, travaillant en usine, habitué des manifestations, il voulait protéger ses collègues de ce qu’il croyait être une grenade lacrymogène.

 

Je donne à tous les mêmes assurances : j’enregistre l’entretien ; je le retranscris moi-même jusqu’à obtenir un texte d’une dizaine de pages que je leur envoie par la poste ou par courriel ; chacun peut alors corriger ses propos. Cette navette me permettait à moi de ne pas faire d’erreurs, et à eux de préserver certaines pudeurs. Ce texte de dix à quinze pages constitue aussi pour eux une trace écrite de ce moment de leur vie. Une fois les cinq entretiens validés, j’ai monté ce livre. J’ai bien précisé à tous que leurs propos seraient respectés, mais coupés et mélangés. Je n’ai ajouté ou retranché que des virgules, changé parfois le temps des verbes, et d’autres interventions de cet acabit – rien de plus.

 

J’avais une autre crainte au début de ce travail, celle de parler « à la place d’eux ». De fait, à l’exception d’Antoine qui s’est fait lui-même porte-voix de sa cause, pour les autres on en était à d’abord parler. Je sais écrire. Recueillir leurs propos, c’était aussi rendre un service, en mettant « des mots sur les maux », comme m’a dit encore la mère de Gabriel, et permettre de faire entendre leurs voix plus loin. Ils voulaient juste s’assurer que je n’allais pas les « traîner dans la boue », tant est forte leur demande de dignité.

 

Mais je suis lucide. Si ces cinq hommes m’ont parlé, ils ne m’ont pas tout dit. Il faut donc entendre derrière les expressions comme « c’est difficile » ou « c’est compliqué » sans doute bien plus que des difficultés, bien plus que de la complexité. Mais ils le disent avec leurs mots et je voulais que ce soit eux qui racontent. J’ai seulement fait de ce quintet de souffrance un chœur avec des solos. Car s’ils ont tous rejoint les manifestations du samedi, par un phénomène d’agrégation politique rare, la grenade les a brutalement démembrés, renvoyés chacun à sa propre médicalisation, ses propres démarches et son propre foyer. Ce pendant, comme je le pressentais, il demeure dans ces cinq vécus une sorte de cri commun, de même qu’il y a dans le mouvement des Gilets jaunes une même clameur, une même quête de dignité et une même volonté de justice.

 

J’ai mieux compris pourquoi aucun journaliste ne s’était précipité pour aller à leur rencontre – au-delà du fait que cela demande un certain temps. Le spectacle de la souffrance, le spectacle de l’injustice, de l’arbitraire et de l’impuissance ne laisse pas indemne. Ce la m’a atteinte. Non dans ma résolution de faire ce livre, mais dans des couches plus sensibles.

 

Car ce n’est que dans les romans que les grenades tombent sur les héros. En France aujourd’hui, des grenades offensives tombent sur n’importe qui, sur monsieur Tout-le-Monde, sur sa mère, ou sa sœur. Ou, pour le dire autrement, n’importe quel policier lance des grenades sur n’importe quel citoyen. On voudrait se rassurer en pensant qu’elles sont lancées par des policiers excités, ou qu’elles mutilent « des manifestants les prenant volontairement en main » (comme dit le ministre), mais c’est une erreur. À partir du moment où ces armes sont disponibles, leur usage sera dévoyé, et leurs victimes seront tout le monde, vous, moi, nous.

 

Nos gouvernants se sont indignés des tags peinturlurés sur l’Arc de Triomphe le samedi 1er décembre 2018, parce que l’Arc de Triomphe, c’est un symbole de la République. Mais comment osent-ils nous parler de République ? Alors qu’ils ferment des gares et des maternités ? Alors qu’ils attaquent notre système de retraites et qu’ils ont laissé se clochardiser l’hôpital ? Mais surtout, en quoi la main d’un jeune chaudronnier de 21 ans, une main habile, une main passionnée, n’est-elle pas, davantage même qu’un vieux monument parisien, un symbole de notre République ?

 

Les Gilets jaunes font partie de ceux « qui ne sont rien », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron quelques mois après son élection à la présidence. Une expression qui doit être prise au sérieux, car si certains Français ne sont rien, on peut leur couper une main, on peut leur crever un œil (ce qui est peut être pire encore), ça n’a pas d’importance.

 

Mais attention, ceux qui ne sont rien finissent un jour par vouloir devenir quelque chose. Ainsi que le relève François Boulo dans La ligne jaune (Indigène Éditions, 2019), « le processus révolutionnaire est enclenché ». Je ne sais pas s’il parviendra à son terme, au vu des événements que nous vivons et de l’accélération continue de l’Histoire, ou si la répression et la résignation vaincront, car la violence physique dite « légitime » a toujours été, par son archaïsme même, une méthode de gouvernement particulièrement efficace. Ce que je sais, c’est qu’entre l’élite aux pulsions autoritaires et les Gilets jaunes, pour faire pencher la balance, il reste un espace social stratégique, c’est l’espace « moyen ». C’est aux classes moyennes de faire corps avec ces corps invisibles et ces corps blessés et, comme l’écrit Boulo, de « briser la barrière entre les gens méprisés et les gens ‘respectables’ ». En attendant cette occasion, et à défaut de pouvoir devenir tous membres d’un même corps – car il n’y a pas de moment où les frontières entre les classes s’abolissent, mais seulement des périodes où on peut faire alliance – , il fallait écouter ces mutilés. Puisque, à travers leurs mots, une même question nous est posée, une question qui revenait me tarauder à chaque rencontre, à chaque détail appris, depuis le Quick de Saint-Lazare jusqu’à l’estuaire de la Gironde, une question présente dans chaque souffrance dite, ou plus souvent devinée dans la voix de ces cinq hommes : que va-t-il devenir, ce pays où on coupe des mains à des ouvriers et à des étudiants ?

Sophie Divry, Cinq mains coupée (Seuil, 2020)

https://www.seuil.com/ouvrage/cinq-mains-coupees-sophie-divry/9782021460315